Cette chronique a déjà été publiée dans la revue Frontières.


Après la sombre fantasy de Chien du Heaume et Mordre le Bouclier, Justine Niogret change de registre pour son troisième roman, et nous délivre avec Gueule de Truie un monde post-apocalyptique bien poussiéreux comme on les aime. Sauf que. Sauf qu’après tout c’est autre chose. Pas un émule de La Route de Mc Carthy, pas non plus un survival violent aux poncifs vidéoludiques. Et plus on avance dans le récit, plus nos attentes – celles formulées par le thème, puis par la 4e de couv, puis par les premières pages - sont piétinées et remplacées par... autre chose. Comme si le récit s’arrêtait par moments de courir, dérapait, puis prenait une autre direction. Ce n’est pas seulement un livre, c’est une expérience du convenu brisé.

Nous sommes quelques années, peut-être deux ou trois générations après le Flache. Après la fin du monde humain. Ravagé par des bombes ou quelque autre catastrophe jamais décrite, le paysage pourrit. Réserves consommées, les derniers humains se terrent en petits groupes. Et au milieu de tout ça, oeuvre une nouvelle forme d’inquisition. Des Pères persuadés que Dieu a voulu l’apocalypse sont bien décidés à massacrer chaque survivant afin que le monde soit tel qu’il doit être, mort. Gueule de Truie, cet homme portant un masque à gaz en permanence, est une Cavale, un inquisiteur formaté pour traquer et tuer les humains, non sans les avoir soumis à la Question pour savoir où s’en cachent d’autres. Il broie les corps sans plus d’émotion qu’on écrase un insecte. Avec ce seul personnage, Justine Niogret nous déstabilise déjà : ni vraiment brute stupide ni tout à fait chef de troupe futé qui s’exprime dans le langage du cool et du vulgaire, impossible de déterminer le degré d’intelligence de Gueule de Truie. Son éducation par les Pères l’a juste fait dérailler vers un autre mode de pensée, que l’on ne décode jamais véritablement.


Lorsqu’il rencontre une fille qui porte une boîte, il y voit un signe de Dieu et l’épargne. Puis, sans guère d’explication ou de long cheminement de pensée, il tue deux de ses Pères et prend la route avec la fille, jamais nommée, qui sera toujours la fille. Là encore, le lecteur s’attend à une histoire de belle et de bête. On n’y est presque, quand la fille enseigne à la brute la douceur du contact, quand elle lui retire son masque. Le lecteur est persuadé que Gueule de Truie va apprendre, peut-être maladroitement, à être humain. Au pire, il essaiera sans y parvenir. L’une ou l’autre option. Mais Justine Niogret nous prend à nouveau par surprise. Gueule de Truie n’est pas une bête à humaniser. Il suit sa propre quête, ses propres visions. Quand la fille ne voit qu’un type malsain dans une maison pourrie, lui voit un homme-cerf albinos qui le guide. Quand Gueule de Truie cherche en sa compagne de route un signe de Dieu, elle n’est plus qu’une femme née dans un monde trop dur, qui ne sait qu’encaisser les coups, attendre que ça passe. Abjecte à ses yeux. Ca ne colle pas. Et pourtant, ils marchent encore.


Et si l’on croit un instant au récit de la survie de ce couple improbable dans un univers hostile, c’est encore perdu. On ne les voit pas manger, seulement maigrir. Ils ne pissent pas, ils n’ont pas d’ampoules au pied, ils ne tombent pas malades. Cela rend le road-trip un peu flottant, comme si tout se déroulait dans un esprit malade. Autre élément qui surprend au détour de l’ouvrage, cette pointe de fantastique avec l’idée de quelque chose de pire que l’apocalypse, de plus sombre encore que les Pères. Une créature du nouveau monde, chien monstrueux ou matière invisible, qui piste les humains.

Le style de Justine Niogret est plus lapidaire que dans ses précédents ouvrages. Quoique hachée, l’oeuvre est fluide, courte, se lit en une journée. Si déjà, dans Chien du Heaume, beaucoup était suggéré, le non-dit va plus loin dans Gueule de Truie. Justine Niogret se refuse à expliquer, assène les images fortes comme si chacun devait se faire sa propre idée. Le défaut de l’histoire réside peut-être là : trop de symbolisme tue le symbolisme, et l’on peut sortir un peu frustré de la lecture en se disant que, sans doute, l’on a manqué quelques paraboles. A moins que le doute ne participe de la noirceur du texte. Et c’est bien ce que l’on va retenir, ces ténèbres sans concession, ces âmes tordues sans lueur d’espoir. Difficile d’oublier Gueule de Truie après avoir reposé le livre. C’est peut-être ça, le signe d’un bon bouquin.