Paru en France en 1982

Ce roman de Jacques Abeille, qui a failli ne jamais voir le jour en raison de difficultés éditoriales, est paru en littérature blanche mais il est bel et bien fantastique. Avec cet incroyable qui se glisse naturellement dans un quotidien aux airs sérieux et rationnels, je serais tenté de le classer dans le réalisme magique, aux côtés du Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez.

 

Les jardins statuaires, c’est ce pays sans villes, seulement semé de grands domaines entourés de hauts murs, dans lesquels on cultive des statues à la manière de plantes. Les jardiniers ne sculptent pas, ils taillent pour éviter des excroissances qui gâcheraient le résultat final.

Nous suivons le narrateur qui, venu de l’extérieur sans que l’on ne sache jamais d’où, visite ces domaines avec l’œil de l’anthropologue. Séjournant dans un hôtel désert, il s’attache à coucher sur le papier, chaque soir, les coutumes et rites de cette étonnante civilisation, qui met un point d’honneur à appliquer toutes les règles d’hospitalité vis-à-vis du voyageur.

 

Envoûtante, contemplative, une grande partie de l’ouvrage se fait ainsi descriptive, et nous sommes pris à ce jeu de l’explorateur qui tente, sans jamais juger, de rendre compte d’un univers.

 

Sans jamais juger. De quel droit s’autoriser l’opinion, tout étranger à des traditions ? C'est bien dans ce parti-pris initial que le roman puise son ingéniosité. Car c’est tout l’inverse qui se produit. Lentement, insidieusement, par petite touches, on sent poindre l’implacable verdict.

 

D’abord avec complaisance et une rigueur d’archiviste, le narrateur dévoile les techniques de culture des statues. Ces jeunes hommes quittant leur domaine d’origine à la manière d’un compagnonnage, les rites liés aux anomalies avec ces étranges statues malades dont on se débarrasse, ou encore les femmes vivant à l’écart, avec leur domaine dans le domaine.


"J'y voyais la concrétion de toutes les passions humaines, cette façon que nous avons d'être mi-partie dehors, mi-partie dedans les choses. Notre engagement à la terre. Et tous ont pressenti que, par là, la terre nous faisait signe. La terre est pénétrée de notre sueur, elle en est travaillée. Quand les hommes œuvrent, quand les hommes font l'amour, quand ils peinent et quand ils jouissent, ils suent."

 

Mais plus le narrateur s’intègre aux jardins statuaires, devenant une sorte de citoyen d’honneur, plus on le sent retenir par-devers lui une opinion sur ce qu’il observe. Ces femmes discriminées, cette prostitution qui fait honte. Au nord, ces steppes sauvages avec des nomades qui représentent à la fois liberté et barbarie. Ce domaine perdu, envahi par des statues folles et gigantesques, où le narrateur se permettra l’amour, abandonnant définitivement sa neutralité. Les révélations sur l’hôtel, les dessous peu reluisant d’une morale d’apparat, la face soudain retournée d’un monde qui paraissait réglé comme une horloge.


"Elle était debout au-dessus de moi, décrochant le baudrier, débouclant aussi une ceinture que je découvrais seulement et à laquelle pendait une dague toute semblable à celle de l'homme mort."

 

Les jardins statuaires forment un voyage. Pas seulement dans ces contrées fantastiques, décrites jusqu’au détail le plus infime, mais en soi. Peut-on se contenter d’être l’observateur d’un environnement ? Le doit-on, quand l’équilibre d’immuables traditions n’est qu’une fragile vitrine ? Le roman de Jacques Abeille est un tour de force, entre symbolisme et philosophie, qui ne peut pousser qu’à découvrir ses autres ouvrages.

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Paru en France en 2022

Après « Un homme d’ombres » Jeff Noon poursuit sa série d’enquêtes du détective John Nyquist. Il est loin l’accent punk britannique et musical des premiers romans de l'auteur, ce que certains regretteront peut-être. Avec les John Nyquist, nous sommes dans le roman noir posé sur une trame fantastique, surréaliste, ou peut-être encore teintée de ce réalisme magique cher aux auteurs sud-américains.

 

Dans « La Ville des histoires » John Nyquist quitte l’agglomération aux ampoules du précédent volume et atterrit dans une cité dominée par les récits. Les habitants ne vivent que pour les histoires, celles qu’ils écoutent auprès d’innombrables conteurs, mais aussi leur propre vie dont ils sont les personnages. Il existe même une brigade chargée de la bonne articulation des histoires.

 

Lorsque John Nyquist, dans le cadre d’une investigation, se retrouve dans cette tour abandonnée et doit tuer pour se défendre, tout bascule.

Sa fuite avec l’inconnue Zelda mène à la découverte d’un livre secret, le Corps Bibliothèque, composé de morceaux arrachés à d’autres ouvrages et histoires.

 

Nous découvrons une secte hallucinée qui répète des phrases du livre lors d’étranges cérémonies. Bientôt, la question d’une réalité fictionnelle, avec les doubles des protagonistes, transparait.

 

Et toujours, le mystère de cette tour à la fois vide et chargée d’âmes, sous la baguette de quelque étrange marionnettiste ou monarque fou.

 

Jeff Noon aurait pu en profiter pour jouer avec la mise en abîme de sa propre relation à ses personnages. Cela n’apparaît pas tant que ça, même si la nature de la fiction est bien sûr au centre de l'aventure.

A la place il joue plutôt sur l’aspect nébuleux de la ville, de la tour, qui prennent bientôt la vedette devant le détective et l’enquête. Le flou entretenu est à la fois la réussite et le défaut du livre, comme si Jeff Noon était prisonnier de sa propre recette.

 

En dépit de ce surréalisme parfois vaporeux, le lecteur se prendra au jeu. Des rebondissements palpitants relancent ce récit quand il le faut, et on aimera explorer cet environnement avec notre détective, nouvellement arrivé dans une ville totalement déjantée.

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 Paru en France en 2021


L’engouement autour du livre - qui a obtenu le prix Planète SF des blogueurs, est mérité. Notre part de nuit est une fresque fantastique de plus de 750 pages qu’il serait dommage de manquer.

 

Même si le lecteur manque d’appétence pour le thème de l’occulte, ce qui pourra le faire douter sur les premières pages, le roman happe assez rapidement et embarque dans un récit choral, glaçant, mais qui jamais ne sombre dans l’escalade de gore qu'on aurait pu attendre, préférant semer l'horreur par touches acérées. Et c’est peut-être ce qui le rend plus terrifiant encore. Cela faisait longtemps que certaines scènes ne m’avaient pas mis aussi mal à l’aise. L’ensemble est plus dérangeant qu’un Stephen King, auquel le livre peut-être comparé par moment, notamment lorsque l’histoire se penche sur un groupe d’adolescents.

 

Nous commençons par suivre Juan, père veuf qui, avec son jeune fils Gaspar, fuit à travers l’Argentine des années 1980 une terrifiante belle famille. Le livre s’ouvre ainsi avec un personnage qui en sait plus que le lecteur, et où de sombres rituels, ou encore la vision des morts sont seulement esquissés. La relation père-fils, avec un Juan qui oscille entre protection et tyrannie cruelle, est superbement rendue.

Mariana Enriquez finit par en dévoiler davantage sur cette secte occulte internationale, se livrant à des pratiques atroces pour entrer en contact avec des dieux anciens. Torture d’enfants en bas âge, mutilations de fidèles, le tout sous la férule froide de la grand-mère de Gaspar, Mercedes. Des perversions brutes, sans emphase, une monstruosité crue, au service d’objectifs inavouables.

 

Le lecteur sera emporté dans le passé pour y découvrir la jeunesse de Juan et de sa femme Rosario, avec ce passage dans une Angleterre branchée et hippie des années 1960. Juan, insuffisant cardiaque, fragile et fort en même temps, blond, beau et grand, adopté par la secte et exploité comme medium pour les contacts occultes. Si puissant qu’il échappe au contrôle et cache une partie de ces capacités, puis celles de son fils, quitte à le blesser pour lui épargner le même sort. L'idée de sacrifice sera omniprésente, tant du côté de la secte que parmi ceux qui lui échappent.

 

Nous revenons ensuite vers l’adolescence de Gaspar et des camarades de sa génération. Cette fois le lien avec le lecteur s’est inversé, c’est lui qui en sait davantage que le personnage, à qui l’on a caché les terribles secrets de sa famille. Au point qu’on brûle de le prévenir, dans cette Argentine qui a glissé de la dictature péroniste aux années sida.

 

Notre part de nuit est conçu à l’image de son univers. Le fantastique horrifiant pousse sous le voile du réel comme sous chaque page, et crève par moment la frontière pour exploser, immonde. Et puis à nouveau, la terreur ne se fait plus qu’embusquée, mais elle ne disparait jamais vraiment. Un souffle rare, vertigineux, et des personnages avec une épaisseur comme on en voit trop rarement. 

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Paru en France en 2021

La couronne du berger est un ouvrage de Terry Pratchett paru à titre posthume, l’auteur étant décédé en 2015 de la maladie d’Alzheimer. Ce dernier volume, 41e tome du Disque-Monde, aurait été dicté avec l’aide de proches, et une fin alternative envisagée n’aurait jamais pu être écrite, faute de temps. Nous suivons pour la cinquième fois les aventures de Tiphaine Patraque, désormais sorcière à la place de Mémé Ciredutemps, laquelle meurt en début de récit. Après avoir occupé tant de livres du Disque-Monde, Mémé Ciredutemps tire une révérence qui participe à l’impression générale d’adieu. On retrouve dans une première partie la verve pratchettienne habituelle et l’on prend plaisir à retrouver les Nac Mac Feegle et autres personnages récurrents. Mais rapidement l’histoire, retombant sur un nouveau conflit avec les elfes envahissant la campagne, devient poussive, brouillonne, sans conteste la plus pénible à lire de l’arc narratif. La reine elfe Morelle, rejetée par les siens, découvre l’empathie sur fond de moraline primaire. Les allusions sexuelles sont plus nombreuses et moins fines que d’ordinaire, et la segmentation des chapitres sans transition ni cliffhanger fait songer à un puzzle aux pièces mal emboîtées. Mais comme pour tous les tomes sur la fin de la saga, souffrant de la comparaison avec les premiers qui eux savaient arracher des éclats de rire, au fond peu importe. Depuis le temps – certains comme moi on grandi ou vieilli avec – nous sommes chez nous dans le Disque-Monde. Nous avons enquêté avec le gué des orfèvres, étudié à l’Université de l’Invisible, jeté des sorts avec Mémé, Magrat et Nounou. Nous avons couru avec Cohen le Barbare ou comploté avec le Patricien. Nous avons écouté la Mort en majuscules. Ankh-Morpork est notre capitale, et nous avons marché sur son fleuve si sale qu’on n’y coule pas. Le style de Pratchett aurait pu encore se dégrader que nous aurions continué à nous y promener.

 

C’est non sans un pincement au cœur que l’on referme l’ultime ouvrage du Disque-Monde. Un adieu à un univers, mais aussi à un auteur emporté par la maladie. Qui a sans doute laissé derrière lui la plus immense et attachante fresque humoristique jamais conçue.

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Autres ouvrages de Jeff Noon : Vurt, Intrabasses
Paru en France en 2021

Le dernier Jeff Noon s’éloigne quelque peu des thèmes cyberpunk de certains de ses ouvrages passés, quoi qu’il en conserve une partie de l’ambiance psychédélique et hallucinatoire. Avec Un homme d’ombres, c’est un polar noir hard-boiled qui est proposé. On sent un jeu volontaire sur les poncifs puisque le détective privé John Nyquist est typique de l’enquêteur abrupt et désabusé, gueule cassée portée sur l’alcool et aux pensées amères.

 

Evidemment ce ne serait pas du Jeff Noon si l’on n’avait affaire qu’à une intrigue policière. Le point fort de l’ouvrage est de nous amener dans une cité concept, un peu comme l’avait fait China Mieville avec son The city and the city.

 

Ici l’agglomération tentaculaire n’a pas de ciel, mais un toit par-dessus les immeubles intégralement constitué d’ampoules. Allumées pour un jour permanent dans Soliade, le quartier qui voue un culte à la lumière. Eteintes – sauf quelques unes qui font des constellations – dans Nocturna, la cité dortoir. Entre les deux s’étend une bande urbaine que l’on ne traverse qu’en train, appelée Crépuscule. Un territoire interdit couvert de brume.

 

Jeff Noon aurait pu s’arrêter à cette idée. Mais il y ajoute le concept de chronologies séparées. Ainsi chaque entreprise, commerce ou individu de la ville peut s'organiser selon des horaires différents. Le citoyen pourra acheter des montres contenant diverses chronologies, selon qu’il veut des heures plus longues ou plus courtes. Personne ne vit et ne dort au même moment, et lorsqu’on entre dans une boutique, on change de chronologie en réglant sa montre, puis on repasse à la sienne en sortant. Certains en deviennent fous, perdus entre les temporalités multiples.

 

C’est dans ce contexte que le détective John Nyquist part à la recherche d’Eleanor, jeune fille disparue, puis tente de la protéger, persuadé qu’elle court un danger mortel. Le tout sur fond de meurtres mystérieux, et bien sûr, lié au fameux Crépuscule.

 

Le lecteur pourra regretter un dernier tiers un peu mystique, insistant sur l’intangible magique et atténuant le plaisir de l’enquête policière. Peu importe, la force du livre réside surtout dans la description de cette ville triple et de ses chronologies, qui délitent peu à peu l’esprit du détective. La cité décrite est l'allégorie de notre monde chronométré, survolté, où l’habitant coincé entre sommeil et travail répugne à considérer l’alternative entre les deux, la brume des inadaptés et des rêves maudits.

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Nouvelle traduction en 2021

Au carrefour des étoiles est une œuvre de Clifford D. Simak, parue en 1963 soit plus de dix ans après son ouvrage le plus connu, Demain les chiens. Elle bénéficie désormais d’une nouvelle traduction par le talentueux Pierre-Paul Durastanti, et d'une illustration de couverture sublime.

Il est des livres qu’on aurait aimé avoir découvert plus jeune, avant d’avoir connu la production plus récente en science-fiction, qui a tant approfondi les thèmes qu’elle en a sacrifié le plaisir des premières approches. Au carrefour des étoiles a cette saveur de l’âge d’or du genre, un côté incroyablement précurseur sur les concepts avancés, suranné dans le traitement, mais surtout porteur d'une forme d’innocence et de simplicité altruiste qui semblent aujourd’hui perdues.

Nous suivons Enoch Wallace, humain rendu quasi immortel et dont le rôle est de garder une ferme dans la campagne américaine. Ferme qui cache en réalité un relais pour extraterrestres en transit qui se téléportent d’un bout à l’autre de la galaxie. Pour ce faire, ils sont détruits d’un côté pour être reconstitués dans des cuves de l’autre, selon un processus rappelant l'intrication quantique. Une idée qui sera traitée par bien de futurs ouvrages de SF, tout comme une poignée d’autres semées au fil du récit, tellement en avance sur leur temps. La question des amis virtuels, générés par Enoch grâce à un artefact alien pour se sentir moins seul, sera ainsi évoquée.

Marginal solitaire pour le reste du monde, Enoch collectionne en secret les rencontres avec de bienveillants voyageurs avec qui il échange cadeaux et repas. Mais il finit par attirer les soupçons et doit gérer à la fois les intrusions du monde extérieur et des conflits protocolaires entre extraterrestres qui pourraient bien dégénérer.

On pardonnera quelques clichés, comme la jeune voisine sourde-muette à sauver, si innocente et pure qu’elle en est magique, ou un côté mystique autour d’une énergie universelle. On se délectera à la place de cette manière de relater les rencontres et surtout cette façon qu’a l’auteur de nous plonger dans la moindre pensée d’Enoch, triviale ou non, son quotidien, ses tourments.

Parcourir l’ouvrage, c’est être nostalgique d’une époque, quand bien même on ne l’a pas connue, où le futur se rêvait davantage qu’il ne se craignait. Pas besoin de théâtres d’opérations démesurés ou de surenchère pour donner du sense of wonder. Il suffit d’un homme confronté à ce qui est autre, et d’une belle manière de raconter.
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Paru en France en 2021

Quelque part dans l’immensité cosmique qui sépare le conte philosophique de la science-fiction navigue une œuvre bien singulière, La nuit du faune. Le lecteur y trouvera une réflexion poétique autour de questions existentielles, mais aussi du sense of wonder spatial à ne plus savoir qu’en faire puisqu’à chaque page Romain Lucazeau nous offre un concept d’espace ou de temps toujours plus gigantesque.


Nous suivons le voyage d'Astrée, immortelle fillette lassée de sa propre connaissance du monde, et du faune Polémas, créature d’un peuple récent, avide de savoir. Ensemble, et bientôt accompagnés du robot Alexis, ils parcourent la Voie Lactée à la recherche d’une réponse. Quelle civilisation a su se maintenir sans se transformer au point de devenir étrangère à elle-même, ou sans sombrer dans l’entropie ? Comment, au final peut-on éviter la mort, que ce soit celle du corps ou de l’esprit ? Face à l'immensité, tout semble si petit et vain, au point que la seule contemplation du réel se mue en souffrance. On ne peut s'empêcher de faire le parallèle avec notre recherche scientifique actuelle, glaçant les obscurantismes.


A la manière de poupées gigognes, les voyageurs rencontrent des formes de vie toujours plus gigantesques et inconcevables surpassant les précédentes, des guerres éclipsant les concepts de temps et d’espace, des mondes virtuels ayant abandonné toute racine biologique ou même robotique, et bien plus encore, avec force révélations. Les échelles avancées, démesurées, font écho à celles d’autres grands auteurs de SF, le Clifford D. Simak de Demain les chiens, le Andreas Eschbach de Des milliards de tapis de cheveux, ou plus récemment le Charles Stross d'Accelerando. L’aspect scientifique, avec une documentation évidente de l’auteur autour de la physique quantique, ne fait pas non plus défaut. On pardonnera sur les derniers chapitres quelques idées qui semblent plusieurs fois malaxées.


Bien sûr, presque chaque rencontre est aussi une métaphore des choix actuels de l’humanité. Le repli sur soi, l’absorption ou la transformation. L’autodestruction via la pollution. La connaissance du réel si avancée et si terrifiante qu’elle signe le retour de cultes rassurants. L’association de peuples ou l’éternelle guerre. Le savoir comme une malédiction. 


Bien plus court que son diptyque Latium, ce nouvel ouvrage de Romain Lucazeau laisse néanmoins une vertigineuse impression de densité. Si l’on sent l’écriture tissée sur un minutieux canevas, risquant peut-être le manque de tripes, de spontanéité, jamais elle n’échoue dans le didactique lénifiant. Les seuls concepts avancés, qui réunissent en un conte bien des idées de science-fiction, nous rappellent ce à quoi est destinée cette dernière. Prendre une claque. Digérer ce qu’on a lu. En sortir vacillant. Un chef d’œuvre ? Un chef d’œuvre.


Vous pouvez écouter en cliquant ici un épisode du podcast "C'est plus que de la SF" où l'auteur évoque son ouvrage.

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Autre livre de Thierry Di Rollo : Meddik
Paru en France en 2018

Bankgreen est rangé en fantasy, il pourrait aussi l’être en planet opera. Dans les deux cas, l’ouvrage est à l’étroit dans les étiquettes. Tout simplement car il ne verse dans aucun poncif. Bankgreen est du jamais lu, tout simplement. L’intégrale comprend deux romans et une novella, qui suivent l’évolution du monde nommé Bankgreen et de certains de ses personnages, quasi immortels, à travers les siècles.

Tout y a un goût d’intangible étrangeté. Ce monde froid où la neige est appelé nève, ces couleurs mauve et noir par lesquelles on jure, à la manière d’un mantra, tout comme cette phrase sans cesse répétée : « sur Bankgreen, tout a une raison ». Ces oiseaux télépathes. Ces peuples qui s’affrontent : les Digtères à trois doigts, les Arfans, les esclaves Shores... Le tout sous l’oeil des magnifiques Runes, sortes de fées ailées à peau bleue, observatrices et instigatrices. Sans oublier le Nomoron, navire titanesque abritant gnomes et grands rats noirs, qui envoie ses ouvriers racler les fonds à la recherche de combustible. Certains des peuples de Bankgreen disposent de dimensions parallèles où ils peuvent se rejoindre par la pensée, sorte d’équivalent magique d’un univers virtuel.

 

Puis, une seconde fois, un bruit plus franc arrache l’adolescent à toutes ses illusions. A ses corps décapités qui ne peuvent rien lui rappeler et sur lesquels il fait glisser des visages apaisés, moins morts. Pour supporter la souffrance, jour après jour.

 

Nous suivons la trace de Mordred, dernier des varaniers, à savoir chevaucheur de varan. Ce mercenaire presque invincible, qui ne quitte jamais son armure, qui parfois n’est même rien d’autre que cette armure, est capable de voir la mort de ceux qu’il croise. Souvent, c’est lui qui donne cette mort, prétextant qu’elle sera plus douce que celle qui les attendait. Et c’est bien dans cette absence d’empathie que réside tout l’enjeu de Bankgreen. Car c’est avant tout un monde terrible où l’on tue sans état d’âme. La froideur obsessionnelle de Mordred et la résignation des différents protagonistes, ces enfants et peuples entiers que l’on voit souffrir, ces guerres futiles, mettent en lumière, par effet de contraste, les maigres traces d’humanité. Le lecteur les saisit comme des perles au milieu d’un récit noir et terrifiant. Ainsi l’on s’attachera à ce jeune garçon qui accompagnera un temps le varanier, après que ce dernier ait tué ses parents. Le varanier lui-même, à la poursuite perpétuelle d’un manque qu’il ne sait nommer, le souvenir ou peut-être finalement cette fameuse empathie, saura émouvoir.

 

- Je n’ai pas envie de mourir.

- Personne n’en a envie » assène Mordred d’une voix acerbe.

 

L’écriture de Thierry Di Rollo confine à la poésie. Si l’on trouvera quelques longueurs dans le deuxième roman de l’intégrale, le dépaysement est permanent et l’on marche avec l’auteur sur les terres de Bankgreen. Laquelle pourrait finalement être une face sombre de notre propre monde, expurgé de ce qu’il reste de bonheur et d’altruisme. Où, au fond, plus personne ne sait vraiment pourquoi les choses se produisent. Si ce n’est que sur Bankgreen, tout a une raison.

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Paru en France en 2020

 

Après sa célèbre trilogie Carbone Modifiée, adaptée en série sous son nom anglais Altered Carbon, après son roman Black Man dans un univers semblable, et après une incursion inattendue en fantasy, Richard Morgan revient au thriller cyberpunk.

 

Autant le dire tout de suite, Thin Air est un pur roman de divertissement qui ne prétend pas à la moindre profondeur. Son scénario aux rebondissements convenus est sans conteste son point faible. Heureusement, l’ambiance est plutôt maîtrisée et le pavé de plus de 500 pages se lit avec plaisir.

 

Nous suivons Hakan Veil, mercenaire au corps amélioré par des technologies militaires, dans une mission sur Mars. L’auteur a réussi à donner à Mars une couleur de banlieue craignos de la Terre, une terre post-coloniale chargée de rancœurs. On ressentira très bien ces cités en déshérence et ces habitants coincés entre mafias, révolutionnaires au rabais et pauvreté, dont l’espoir ultime est de gagner à la loterie un billet pour la Terre.

 

Sauf que justement, un des gagnants n’a jamais pris son billet, il a disparu. Ce qui tombe à peu près au moment où des émissaires terriens lancent un audit sur la gestion de Mars. Hakan Veil est propulsé garde du corps de l’une des émissaires. Bien sûr, il soupçonne rapidement que tout n’est pas aussi limpide qu’annoncé. Notre mercenaire est un personnage « hard boiled » chargé de testostérone au point que les scènes d’action et surtout de sexe en sont presque risibles, évoquant parfois les polars noirs virils des années 1970. Un biais qu’on entrevoyait déjà dans les précédents romans mais qui passe finalement plutôt bien en l’espèce tant cela confine à la parodie. Pour peu que l’on joue en même temps à Cyberpunk 2077, on sera à peu près sur le même registre.

On appréciera davantage les technologies cyberpunk évoquées, en particulier l’intelligence artificielle intégrée au héros, qui donne lieu à de savoureux dialogues. Le tout reste moins ambitieux que les changement de corps et l'immortalité de Carbone Modifié.

 

Dans Thin Air, Richard Morgan ne s’éloigne guère de ses précédents thrillers. Ce roman pop-corn est suffisamment bien scandé pour tenir en haleine, et à défaut de scénario époustouflant, on aura passé un bon moment auprès d’un héros versant davantage dans la punchline que dans la subtilité. Sans compter un portrait réussi d’une planète Mars en désamour.


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Paru en France en 2020

 

Peter Watts avait habitué à des ouvrages épais, denses et complexes. Eriophora détonne dans la production puisque c’est un roman très court – une novella, même, selon l’auteur – et très accessible. L’ensemble se lit quasiment d’une traite, avec les codes du page turner et un côté hard science bien moins prononcé que dans la trilogie des Rifteurs, dans Vision Aveugle ou encore Echopraxie.

 

Nous suivons le voyage sur des millions d’années d’un astéroïde habité, l’Eriophora, propulsé par un moteur à trou-de-ver à travers la Voie Lactée, avec ses trente mille opérateurs humains et son intelligence artificielle nommée Chimp. L’objectif de cette interminable équipée est de tisser entre les étoiles un réseau de portails permettant aux descendants de l’humanité de voyager plus vite que la lumière.

 

Descendants qui n’existent peut-être déjà plus, tandis que les occupants humains traversent le temps, n’étant sortis de congélation que de temps à autre, par tout petits groupes. L’immensité de la période temporelle embrassée est très bien rendue. Nous suivons l’évolution de la narratrice Sunday, d’abord confidente de l’intelligence artificielle, mais qui réalise peu à peu que toutes les vies humaines sont confiées à un programme arbitraire. Jusqu’à participer à un projet de mutinerie fomenté par son amie Lian. Ce qui n’est guère aisé quand le sommeil dure des centaines de milliers d’années et qu’on est à la merci d’un code informatique surveillant vos faits et gestes.

 

Même si ce récit est plus simple, Peter Watts fait du Peter Watts et interroge une fois de plus la notion de libre arbitre. Celui de l’humain face à la machine, ou bien face à la suspicion de ses semblables, celui de la machine elle-même face à ses propres algorithmes. Et encore une fois, l’auteur fait mouche, poussant le lecteur à douter. De plus, l’histoire va comporter quelques jolis coups de théâtres et autres twists narratifs.

 

On regrettera que la vie à bord de l’astéroide soit si peu décrite. Alors que les évènements extérieurs comme les phénomènes cosmiques et la construction des portails sont plutôt bien amenés, on ne perçoit que très peu l’environnement de l’Eriophora, on ne sait ce que ses habitants mangent et l’on entrevoit à peine leurs loisirs.

 

Malgré ces quelques manques qui auraient pu nous faire davantage percevoir la vie à bord, Eriophora est un excellent roman / novella, plus que chargé de sense of wonder, ne serait-ce que par les échelles de temps et les dimensions du vaisseau. Il sera jouissif pour le féru de science-fiction tout en étant très accessible au grand public.


Note : il existe un jeu de piste à l'intérieur du livre menant à une nouvelle sur internet qui complète le récit. Comme ce jeu a tendance à fatiguer les yeux, voici le lien que j'ai trouvé vers la nouvelle en VO. J'ignore s'il existe une version en français. https://rifters.com/Eriophora-Root-Archive-Log-Ahzmundin-frag/derelict.htm
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Paru en France en 2014

De Volodine je ne connaissais que Avec les moines soldats, écrit sous son alias Lutz Bassman. Autant ce dernier emporte immédiatement le lecteur dans son univers onirique sombre, autant Terminus radieux, qui a obtenu le prix Médicis en 2014, est un lent voyage. Il demande un certain temps pour se raccrocher au train. Un train qui d’ailleurs est présent dans le récit, roule de manière quasi éternelle à travers une taïga sans fin, à la recherche d’un hypothétique camp soviétique, ou ce qu’il en resterait.

Mais l’essentiel du roman prend pour décor Terminus radieux, un kolkhoze (ferme collective) surréaliste et perdu dans la taïga dont les habitants ne sont ni morts ni vivants, mais demeurent fidèles à quelques grands principes communistes et féministes, du moins en apparence. Le temps s’y étire et se déroule bien après une Deuxième Union Soviétique, après la guerre contre le capitalisme et après des accidents nucléaires qui ont irradié, semble-t-il, chaque coin du monde.

- Dans la vieille forêt, il t’a vu en train de faire du mal à Samiya Schmidt.
- Il était même pas là-bas, objecte Kronauer sans conviction.


Terminus radieux abrite les habitants épargnés – plus ou moins - par les radiations de sa pile nucléaire qui s’est enfoncée dans le sol et à laquelle on fait des offrandes. Mais ce n’est que pour mieux tomber sous le joug de Solovieï, président du kolkhoze décrit comme un paysan occultiste, poète cruel capable de visiter les rêves et de manipuler les âmes, la région entière n’étant finalement que sa propre pièce de théâtre dont il manipule les personnages. Il entretient avec ses trois filles une relation entre possession et inceste, et enregistre sur des rouleaux de cire des poèmes abscons, que l’on retrouve en partie dans le roman.

Je ne sais même plus si j’ai déraillé ou non des principes marxistes, pensa-t-il. Puis il n’y pensa plus.

Le lecteur suivra l’arrivée de Kronauer, ex soldat soviétique, lui aussi ni vraiment mort, ni vraiment vivant, à Terminus radieux, et la manière dont il se condamne dans cette réalité proche du rêve. L’histoire est hypnotique, hallucinée, avec une mise en abîme autour du pouvoir de l’auteur sur la substance d’un récit, et même quelques passages à la première personne. Antoine Volodine semble questionner sa propre plume, être lui-même un Solovieï cruel jouant à enfermer des personnages dans une immortalité subie qui dure des milliers d’années. On retrouve aussi en creux la notion d’amour, puisque partout ceux qui auraient pu s’aimer – amour fraternel, amour filial, couples, camarades – ne s’aimeront jamais vraiment. Comme si l’atmosphère post-communiste imprimait une solitude en chacun, isolé dans ce qui finalement est une lente agonie. Il semble que l’on ressent, par moment, la propre solitude de l’écrivain.

Une porte enduite d’un velours de petites flammes immobiles. Parfois le clapotis de l’eau très-noire, qui s’énerve toute seule. L’enfer atomique derrière la porte.

Les ouvrages de Volodine sont des leçons d’écriture. Il nous plonge dans le récit comme dans un rêve, et parvient d’une manière extraordinaire à se rendre précis dans l’imprécision, à se jouer du temps qui passe tout en le définissant, à tordre les règles de l’écriture et des répétitions. Terminus radieux est un long poème en prose, incantatoire, sublime.
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Paru en France en 2019

Auteur également connu pour ses romans policiers, François Darnaudet tire une flèche fantastique de son carquois avec Le Möbius Paris Venise, sur le thème des univers parallèles.

Son économie d’explication et le faits extraordinaires acceptés par les personnages avec un quasi flegme rappellent le genre du réalisme magique porté par des auteurs sud-américains tels que Gabriel Garcia Marquez. La notion de ville multiple évoque aussi par moment le fabuleux The city and the city de China Mieville. En effet, dans le Möbius, il existe des Paris et des Venise alternatifs, que l’on peut-atteindre via des passages secrets dans l’une et l’autre ville. Chaque ville a son niveau de technologie et ses principes propres. L’une d’elle a aboli la monnaie, l’autre ne connaît pas l’électricité... Dans certaines Venise, des espions du Doge peuvent prendre la place de statues et l’on peut résider dans des boîtes de bouquinistes, dans certains Paris, des « isoloirs », pièces flottantes d’où l’on voit sans être vu, permettent de loger ou d’y prendre des rendez-vous amoureux, et l’arc de triomphe est remplacé par un éléphant habitable.

Le trouble survient lorsque les architectures des différentes villes se mettent à se superposer, et qu’un trio de personnalités réincarnées commettent des séries de crimes d’une ville à l’autre. Cela mènera l’enquêteur Alex Lex d’un monde à l’autre, sur la piste du « Phaal », un Graal maléfique contenant la semence du Diable, et sur celle de bien des personnages historiques. L’ombre d’Hugo Pratt plane sur l’ouvrage, comme une Fable de Venise... ou plutôt, de Parnise, la cité ultime faite des deux villes.

L’ouvrage se conclut par une série de nouvelles qui tiennent surtout lieu d’une autobiographie romancée de l’auteur. Une mise à nu troublante, courageuse.

Déconcertant, richement documenté, Le Möbius Paris Venise oblige à se laisser prendre par la main si l’on ne veut pas buter sur l’inexplicable. Comme une visite touristique de villes hallucinées, dans les pas d’un guide un peu fou. On en ressort avec un sentiment de flottement, inhabituel dans la masse de la production fantastique actuelle, et avec la furieuse envie de partir pour Paris. Ou Venise.

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On l’attendait, le volume du capable de relever le niveau de notre cher mais souffrant Disque-Monde, et c’est peut-être bien Déraillé. Terry Pratchett, s’il ne retrouve pas la truculence passée avec ce 35e tome, propose un regain d’intérêt avec une aventure qui, une fois n’est pas coutume, ne reprend pas tous les poncifs et ficelles déjà exploités.

Dans Déraillé, nous suivons le personnage désormais récurrent Moite Von Lipwig qui se charge pour le patricien Vétérini d’accompagner le tout premier chemin de fer du Disque-Monde. Et si le train fascine autant les habitants d’Ankh-Morpork que ceux des contrées environnantes, il n’est pas du goût de certains nains.

Pour la toute première fois, Terry Pratchett aborde le thème délicat du terrorisme et du fondamentalisme dans le Disque-Monde. Les grags, de vieux nains conservateurs, rejettent la modernité qui n’est pas selon eux la vraie « nanitude ». Aussi s’efforcent-ils de prendre le pouvoir sur les progressistes et de détruire le fameux train. Voilà qui change un peu des métaphores autour du racisme coutumières chez Pratchett, avec un angle nouveau et amené non sans justesse.

Une grande partie du récit se déroule donc à bord des wagons qui amènent le roi des nains, menacé d’être renversé, d’Ankh-Morpork jusqu’en Ubwerwald. On y croise Moite Von Lipwig, mais encore l’inventeur de la locomotive Richard Simnel ou bien le commissaire Vimaire. 

Combats et coups de théâtres s’enchaînent, et l’ouvrage se dévore au fil des traverses. Une bonne surprise disquemondienne au regard de l’essoufflement global de la série.

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Paru en France en 2011

34e opus des Annales du Disque-Monde, Coup de tabac n’est malheureusement pas l’épisode qui relèvera la série de son déclin, ni d’ailleurs celui qui pourrait l’enterrer totalement. Terry Pratchett nous propose un ouvrage dans la veine de la dizaine de précédents, un récit d’aventure dans un univers désormais bien connu et auquel on est attaché, mais sans une once de l’humour des débuts.

Coup de tabac relate une enquête du commissaire Vimaire alors qu’il est en vacances à la campagne avec son épouse et le petit Sam. Ce n’est donc pas à proprement parler un arc du Guet des Orfèvres, puisque le reste des policiers n’est pas présent. Sur fond d’une affaire de contrebande, l’auteur introduit dans cet ouvrage la race des gobelins, des êtres difformes et rejetés par tous qui vont être le prétexte à une fable morale sur le racisme, comme toujours dégoulinante de bons sentiments. Ajoutez à cela l’insistance scatophile sur le petit Sam qui collectionne les crottes, et vous aurez un tout relativement indigeste.

Ce volume est sauvé par un rythme plutôt efficace qui permet d’avancer assez vite malgré une épaisseur conséquente, un suspense bien mené et une galerie de personnages dont on pardonne les caricatures de bon cœur. 

On aura lu Coup de tabac parce que c’est le Disque-Monde, et que l’univers continue de s’y développer – avec quelque nouveautés, comme les gobelins ou les tours à signaux qui permettent d’envoyer des messages à la manière de textos – et pour aucune autre raison. C’est hélas un peu léger.

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Paru en France en 2017

Autres ouvrages de Jo Walton : Morweena


Avec Mes vrais enfants, Jo Walton reprend à sa manière le thème de l’uchronie, en proposant les deux versions à la fois d’un parcours individuel depuis un point de bifurcation.

L’ouvrage est à la fois le récit d’une vie et d’une traversée d’époques. Nous suivons Patricia Cowan depuis sa naissance dans les années 1920 en Angleterre. Sa rencontre avec Mark, qu’elle connaît à peine quand elle est étudiante, débouche sur un appel téléphonique où il la demande en mariage. Dès lors, l’auteure alterne les chapitres. D’une part, la vie de Patricia qui a accepté le mariage, et qui devient Trish. De l’autre, celle de Pat, qui a refusé.

Toute la force du roman tient alors dans ces deux vies parallèles, leurs malheurs respectifs, et cette balance permanente entre le bonheur personnel et le sacrifice. Tandis que Pat devient lesbienne et découvre l’amour et l’Italie de Florence avec sa compagne Bee, Trish endure un époux froid et méprisant, et ne parviendra à s’exprimer qu’à travers son militantisme écolo et féministe. Aucune des deux réalités ne correspond véritablement à la nôtre : le récit distille des versions alternatives du monde. L’assassinat de Kennedy n’est pas celui que l’on connaît, la guerre froide conduit l’une des deux réalités vers une guerre nucléaire, la conquête spatiale est plus avancée, l’un des mondes est progressiste tandis que l’autre condamne l’homosexualité, etc.

Les deux versions de Patricia auront des enfants et petits-enfants, et les deux feront face à la perte d’être chers, à la maladie, à l’oubli. Cette double vie est d’autant plus émouvante qu’on ne cesse de comparer les versions de Patricia. Le bonheur de l’une rend plus saillante encore l’abnégation de l’autre. Et c’est peut-être le seul reproche que l’on pourrait faire au livre, qui franchit parfois la fragile frontière du pathos. Graves accidents, cœurs brisés ou terribles fins de vie, si tout est plausible, l’accumulation semble parfois chercher à vous tirer une larme de force.

Heureusement, la présence qu’insuffle Jo Walton à son personnage suffit à gommer les quelques ficelles trop visibles de l’émotion. Car nous avons affaire à une plume de maître, subtile, addictive, qui parvient à cadrer l’intime tout en soignant le contexte. L’ouvrage a beau être dense, le souffle ne retombe jamais. Un tour de force.

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Paru en France en 2012

Vortex est le dernier volume de la trilogie du Spin de Robert Charles Wilson. Après Spin, ses mystères et ses personnages envoûtants, puis Axis, qui poursuit avec moins de brio les interrogations sur la nature des Hypothétiques - ces extraterrestres qui relient les mondes et enferment la terre dans une singularité - Vortex renoue avec le souffle initial.

Vortex alterne entre deux époques. Un présent qui se situe entre Spin et Axis, sur Terre. Une jeune docteur d’un institut / asile qui accueille les vagabonds et un policier placide et vaguement impliqué dans un complot plus large, s’intéressent à un jeune homme un peu simplet, Orrin Mather, qui écrit sur des carnets un bien étrange récit prophétique. Cette partie, très trhiller, est aussi passionnante qu’un bon roman policier.

L’autre époque, c’est le contenu de ces carnets. L’histoire démarre dix mille ans plus tard, sur une planète où Turk Findley, enlevé par les Hypothétiques à la fin d’Axis, resurgit soudain. Et ce futur ne manque pas de sense of wonder. Nous retrouvons ainsi Vox, un archipel constitué d’îles mobiles, conduit par des fanatiques reliés entre eux par des implants, partageant ainsi les émotions et les opinions. Cette démocratie malade est persuadée qu’elle doit unir son destin avec les Hypothétiques et ira jusqu’à revenir sur une Terre dévastée pour atteindre son but.
Turk devra démêler le vrai du faux, accompagné d’Allison, une femme dont la personnalité initiale a été remplacée par celle d’une jeune fille ayant vécu des millénaires plus tôt, et par Isaac Dvali, le jeune garçon vu dans Axis et pris pour un dieu par les croyants.

Bien sûr, les deux époques son connectées au-delà des simples carnets, et les pièces du puzzle finissent par s’assembler jusqu’à une conclusion vertigineuse quoiqu’un tantinet précipitée. Si le rythme était parfois inégal dans Axis, il est parfait dans Vortex, haletant. Les personnages retrouvent une épaisseur, sans peut-être atteindre celle de Spin, mais l’aventure et l’extraordinaire viennent largement contribuer à l’immersion. L’anti-fanatisme religieux est parfois un peu démonstratif et moralisateur, mais le jeu sur les réalités, les récits et autres journaux intimes à la fois sources et conséquences, ces subtils parallèles avec l’écriture voire l’écrivain lui-même ajoutent à la profondeur du tout.

On termine Vortex en prenant un soudain recul sur les trois opus de la trilogie. Ce dernier volume a la force de faire oublier les quelques ellipses et défauts pour laisser une impression d’ensemble à couper le souffle. On se prend à repenser, une fois les révélations saisies, aux implications de chaque scène lue depuis Spin. Un tour de force.

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Paru en France en 2009

Axis est le second volume de la trilogie de Robert Charles Wilson, entamée par l’inoubliable Spin. Après ce premier tome où nous suivions des destinées alors que la Terre se retrouvait prisonnière d’une bulle et que l’univers accélérait autour d’elle, Axis nous projette sur Equatoria, une planète connectée à la Terre par un immense portail.

L’énigme se poursuit concernant les Hypothétiques, ces entités extraterrestres responsables de tant de bouleversements : la sphère autour de la Terre, l’arche qui relie les planètes ou encore de mystérieuses pluies de cendres sur Equatoria, qui laissent pousser des formes étranges et à moitié vivantes. Même si davantage de questions sont soulevées que de réponses apportées, l’intérêt pour ces mystères est maintenu.

En revanche, ce tome, peut-être le ventre mou de la série, supporte difficilement la comparaison avec Spin pour ce qui est de ses personnages, finalement peu attachants. Ici, pas questions de les suivre depuis l’adolescence. Nous attrapons au vol la vie de deux adultes sur Equatoria. Lise, jeune femme en quête d’explications à la disparition de son père, et Turk Findley, aviateur baroudeur désabusé. Deux personnages dont les personnalités à la limite du cliché et le téléscopage sur des situations qui arrangent le scénario forment sans doute le point faible d’Axis.

Le couple, en quête des fameux « quatrième âge », ces humains ayant ingéré un médicament martien basé sur la biotechnologie des Hypothétiques, croisera quelques personnages rescapés de Spin ainsi qu’un jeune garçon aux pouvoirs étranges qui pourrait être la clef dans la communication avec les extraterrestres.

Qu’on ne se méprenne pas, le récit reste passionnant et maîtrisé, versant autant dans l’aventure que Spin touchait à l’intime et la psychologie de ses héros. Le sense of wonder, tout comme le rythme, ténus dans la première moitié, regagnent en intensité sur la fin de l’ouvrage. Reste que là où Spin soulevait son lecteur, Axis ne fait que l’intriguer. Là où Spin laissait partager l’émotion de Tyler, Jason et Diane, le sort de Turk et de Lise dans Axis suscite à peine davantage que de l’indifférence.

Axis est un trait d’union entre Spin et Vortex, un milieu de trilogie qui remplit son rôle, qui pourrait même être qualifié de très bon roman s’il n’était éclipsé par l’excellence du premier tome. Reste à voir si le souffle reprend dans Vortex, qui doit clôturer ce qui est aujourd’hui considéré comme une trilogie majeure de la science-fiction moderne.

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Paru en France en 2007

Premier tome de la trilogie Spin - Axis - Vortex, ce roman de Robert Charles Wilson est parfois présenté comme un ouvrage de hard science. A tel point que je m’attendais à un texte quasi inaccessible sans bagage scientifique. Il n’en est rien. Le contexte est limpide et le texte met surtout en avant des personnages d’une présence extraordinaire.

Nous suivons Tyler Dupree, à travers des aller-retours entre le temps présent et des flashbacks, depuis son adolescence auprès de ses riches voisins, la famille Lawton. Avec Jason et Diane Lawton, il assistera à la disparition des étoiles : la Terre est recouverte d’une membrane opaque, par une puissance inconnue, et le temps s’écoule différemment de chaque côté. Tandis qu’une génération s’écoule sur Terre, des millions d’années défilent dans l’univers, menaçant notre planète d’être détruite par la décadence accélérée du Soleil. Qui a enveloppé ainsi la Terre ? Dans quel but ?

Dans ce contexte, Tyler observe l’ascention de Jason Lawton, qui devient le spécialiste mondial de ce phénomène appelé Spin, et le rejoindra dans son obsession de comprendre, en tant que son médecin personnel. En parallèle, Diane, dont il est amoureux, se perd dans un fanatisme religieux lié à la fin du monde.

L’humanité de ce trio est époustouflante. Leurs imperfections, cette intimité que l’auteur crée entre le lecteur et le parcours de ces jeunes soumis à un bouleversement planétaire, créent une alchimie rarement lue. Cette manière dont les idéaux, ou tout simplement le bonheur, file entre les doigts de chacun, comme si nul ne pouvait le retenir. Sans oublier l’arrière plan de sense of wonder, quand on saisit peu à peu le fonctionnement du Spin, quand la planète Mars se retrouve impliquée mais soulève alors de nouvelles interrogations.

Le style est sobre sans être simpliste, parvient juste à se faire oublier pour laisser passer le récit au premier plan.

Raconter des personnages sans pour autant reléguer l’anticipation à un simple décor, c’est tout l’enjeu de la bonne science-fiction, et Spin y parvient haut-la-main. Addictif, on retourne à l’ouvrage en manque de son ambiance contemplative et rythmée à la fois. Et bien sûr, comme il ne livre pas toutes les clefs du phénomène, il appelle une suite.

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Paru en France en 2008

Je découvre le post-exotisme avec cet ouvrage de Lutz Bassmann, l’un des alias du fameux Antoine Volodine. Et je dois reconnaître que l’auteur est exceptionnel dans cette manière de laisser transpirer une sensation de rêve, pas seulement à travers le flottement de ses situations, qui traversent sans cesse la frontière de l’onirique, mais à travers un style et une force d’évocation peu communs.

Dans Avec les moines soldats, Lutz Bassmann nous propose un univers post-apocalyptique où l’humanité décline après ce qu’il semble être une guerre totale. Des restes de conflit agitent encore ces univers plus ou moins connectés de villes à moitié abandonnées, d’adultes sans enfants qui survivent tout en étant conscients de leur fin. Notamment une guerre sociale opposant prolétaires et capitalistes qui entre en résonnance avec ces noms et lieux rappelant les pays de l’Est.

Le vernis vitrifiait tout du plancher au plafond, y compris les rares objets, le linge, par exemple, ou les rideaux de la salle de bains et la bouteille de shampoing. On avait l'impression qu'une bave avait été répandue de façon régulière et soigneuse sur le décor, puis qu'elle avait durci.

Une mystérieuse Organisation tente de sauver le genre humain en usant de chamanisme et en envoyant ses agents conditionnés dans des missions plus ou moins étranges, qui les font franchir une sorte de voile de la réalité. Ainsi Schwann tentera l’exorcisme d’une maison, à moins que ce ne soit l’inverse. Brown approchera une petite fille araignée venant d’un autre monde, depuis un hôtel en proie à un incendie invisible. Et Monge se perdra dans son inimité avec Fuchs, y compris après sa propre mort.

Des particules de charbon tourbillonnèrent dans son sillage. La couverture était collée à elle et elle soulignait l'extrême bizarrerie de sa structure osseuse.

On pourra reprocher que par moment, la main de l’auteur marionnettiste soit un peu trop présente, comme dans se passage chargé de répétitions à la manière d’un mantra, ou dans cette scène de l’hôtel qui revient une seconde fois dans le livre avec des mots totalement différents mais avec la même ambiance et les mêmes faits. L’auteur démontre sa maîtrise technique mais flirte avec l’expérimental démonstratif.

On ne peut cependant qu’admirer la puissance immersive de Volodine. Rares sont les auteurs à saisir si bien la matière dont sont faits les rêves, oscillant toujours entre l’inquiétant, la fascination et l’imprévisible. Avec les moines soldats laisse le sentiment de ne jamais avoir délivré toutes ses clefs, mais en même temps d’avoir ouvert quelques portes sur d’étranges tunnels.
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Paru pour la première fois en 2007, réédité en 2017 chez Mare Nostrum, Vous aurez de mes nouvelles dans les journaux n’a de fantastique que la précocité de son héroïne Elvira, capable de rédiger son journal dès l’âge de trois ans.

L’ouvrage se porte davantage sur le noir et le thriller, mais j’en parle quand même ici. Alors que Catalan Psycho versait dans une surenchère de sordide parodique et que l’extraordinaire Requiem pour une racaille foisonnait de degrés de lecture et terrifiait par sa profondeur, "Vous aurez de mes nouvelles" est un roman bref, lapidaire, choc. Presque une novella tant il est court, presque une pièce de théâtre tant ce roman choral enchaîne les scènes brutes, les pensées sans analyse.

Gil Graff nous propose le parcours d’une fillette dans une famille déglinguée. Sa mère, jeune infidèle, nymphomane vénale, grasse et stupide, et son père Tom, le beau mécano un peu simple qui l’aime malgré tout, qui ferme les yeux quand la couleur de la peau de sa fille montre qu’elle n’est pas de lui. Elvira, trop intelligente pour son âge, se trouve être adultophile. Tom est pour elle, et le jour de ses quinze ans, elle lui offrira sa virginité. Et malheur à ce qui barre son chemin, qu’il s’agisse de sa propre mère, ou d’un simple chien.

Le roman s’écarte par moments du point de vue d’Elivra pour nous plonger dans celui des autres personnages de la pièce. Tom, le patron du garage Roger, Chantal l’amie lesbienne d’Elvira et d’autres encore. Moins glauque que d’autres livres de la même auteure - parfois même curieusement sage quand on connaît Graff - celui-ci joue néanmoins sur le cru, le sexe, l’immoral. Gil Graff sait appuyer là où ça dérange le lecteur, elle flirte avec l’inconfort comme on promène quelqu’un dans une voiture un peu molle, juste au bord de la nausée sans jamais s’y jeter.

On pourra regretter qu’une fois les mécanismes du scénario éventés, vers la moitié de l’ouvrage, il n’y ait guère de surprise quant à l’inéluctable progression d’Elvira. Mais ce n’est pas un livre de coups de théâtre. C’est un livre qui interroge le voyeurisme du lecteur et son goût pour le fait divers. En ces époques de néo-puritanisme, il aurait même des relents de subversif. A découvrir, mais à ne pas mettre entre toutes les mains.
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