Ces chroniques ont déjà été publiées en deux temps (Starfish et Rifteurs d'abord, puis Béhémoth) dans la revue numérique et gratuite Frontières, que je recommande. La trilogie a fini d'être publiée en France en 2012.
Starfish et Rifteurs
A
partir d’une nouvelle écrite en 1991 (et traduite dans Bifrost en 2009), l’auteur
canadien de Vision Aveugle avait produit une épaisse trilogie apocalyptique en
anglais : la trilogie des « Rifters », désormais disponible dans la langue de Molière.
Deux
volumes à la fois liés par des thématiques et personnages communs, et si
différents dans l’ambiance. Peter Watts nous transporte d’un huis clos
oppressant à une catastrophe planétaire... avec brio.
Starfish,
d’abord, c’est trois kilomètres d’océan qui pèsent sur le récit. La pression
est un personnage en filigrane, omniprésent, qui plombe l’atmosphère au sens
propre comme au sens figuré.
Nous
sommes en 2050. Lénie Clarke est une rifteuse. A savoir une traumatisée de
l’enfance choisie pour sa capacité à supporter le stress, charcutée
physiquement pour se remplir ou se vider d’eau comme un sous-marin et nager
avec les poissons des grandes profondeurs. Son boulot : la maintenance
d’une station de production électrique installée sur la dorsale sous-marine
Juan de Fuca. Lénie, violée et frappée par son père, est la victime idéale,
juste assez blasée pour tout supporter. Même chose pour ses compagnons qui la rejoignent
peu à peu sur Beebe : un pédophile impulsif, une brute accro à la violence
et toute une panoplie de personnalités déviantes censées mieux vivre sous la
surface que le commun des mortels. L’émulsion ne se fait pas sans accrocs, mais
peu à peu, une cohésion instable émerge entre les rifteurs. Ils passent de plus
en plus de temps hors de la station, à nager dans le noir, lisant presque dans
les pensées les uns des autres. Et tandis qu’ils sont en passe de devenir une
sorte de banc de poissons, échangeant conscience contre instinct collectif, une
intrigue parallèle se développe : complots à la surface, intelligences
artificielles et menaces plus inquiétantes.
Rifteurs,
c’est une nouvelle dimension. Fini le huis clos, la tension entre les coursives
d’une station sous-marine ou la nage avec les monstrueux poissons des
profondeurs. Les rifteurs ont libéré des fonds marins ßéhémoth, un virus
constitué d’une alternative à l’ADN et capable d’anéantir l’humanité. La
station Beebe est détruite. Lénie Clarke parvient à gagner la surface et
l’intrigue glisse vers l’apocalypse. Comme une caméra qui dézoome, le récit
passe à l’échelle mondiale et nous suivons la jeune femme, porteuse du virus, parcourir
la civilisation et répandre la mort comme une vengeance, acceptant le viol du
moment que ßéhémoth contamine. Devenue une icône de l’apocalypse, sa
combinaison noire de rifteuse et les calottes blanches sur ses yeux se
transforment en accessoires de mode. Lénie Clarke se noie parmi ses fans, dans
un futur sans pitié où des murs infranchissables bloquent les flux migratoires.
Dans le même temps nous suivons ceux qui traquent Lénie. Pilotes de robomouches
sillonnant les continents par caméra interposée. Agents qui détruisent les
zones touchées par le virus en brûlant tout, humains compris, sous le contrôle
du Trip Culpabilité, mécanisme neurochimique les empêchant de se rebeller contre
des décisions de sacrifice. Ou encore Ken Lubin, un rifteur survivant du
premier opus, programmé pour assassiner toute personne menaçant la sécurité... Et
enfin une entité mystérieuse émergeant sur le Maëlstrom, le Web du futur devenu
inutilisable tant il est piraté. « Rifteurs » est à la fois le récit
de cette traque et celui du contrôle des consciences.
Le
style de Peter Watts est très identifiable, il ne s’efface pas au profit de
l’action. Avec une écriture davantage puzzle que linéaire, les situations
s’enchaînent et l’on se demande parfois où l’auteur veut aboutir, avant que les
éléments ne s’imbriquent enfin. A l’instar de Vision Aveugle (publié avant dans
la version française, mais écrit après la trilogie), on retrouve dans Starfish
et Rifteurs ces descriptions froides, presque cliniques, de la psychologie des
personnages. C’est peut-être le reproche que l’on pourrait adresser à ce
récit : il est difficile de s’attacher aux héros de l’histoire. Les
rifteurs ont bien quelques pulsions, mais elles sont le résultat d’un processus
expliqué, mécanique. Et ce qui pourrait être ainsi le défaut de l’oeuvre en
fait paradoxalement la force. Car, comme dans Vision Aveugle, la question
centrale que pose Peter Watts est bien celle de la nature de la conscience. Et
dans Starfish / Rifteurs, l’émotionnel ne se vit pas, il se démontre. La
conscience est abordée sous toutes ses facettes, jusqu’à en donner le tournis. Ce
sont des gels intelligents à base de protéines qui doivent opter pour l’humanité
ou le virus. C’est encore une entité numérique qui réflechit via un système
d’évolution accélérée. Mais surtout nous retrouvons la conscience humaine sous
son jour le plus sombre : bridée, modelée, détruite, saturée de faux
souvenirs... Plus on avance dans le récit,
plus des notions comme le libre arbitre perdent de leur définition.
Jusqu’à inquiéter le lecteur.
Et
le tout est servi avec un réalisme poussé, comme en témoignent les références
mentionnées à la fin de chaque volume. Biologiste de formation, Peter Watts
appuie chacune de ses théories – physiques ou psychologiques – sur des thèses scientifiques. Ca sonne juste.
Ca sonne futur proche.
Bilan
positif pour ces deux premiers tomes. Si l’on parvient à surmonter le style un
peu froid de Peter Watts, ses réflexions sur le fonctionnement de nos pauvres
esprits mettent une belle claque, de quoi poser le bouquin quelques secondes et
se demander à quel point notre comportement est-il déterminé.
Mais
l’auteur doit maintenant parvenir à se recycler sous peine de rabâcher son
thème de prédilection. La barre est haute. La trilogie se clôture par ßéhémoth, qui devrait jouer dans la catégorie post-apocalyptique.
Béhémoth
Dernier
tome de la trilogie des Rifteurs, βehemoth
vient clore la saga avec un récit plus orienté action, mais qui n’en
conserve pas moins les thèmes chers à l’auteur canadien, comme la conscience et
l’absence de conscience, mais aussi, de manière plus explicite ici, l’intérêt
général contre celui de l’individu.
βehemoth est scindé en deux
parties, qui reprennent tout simplement les décors respectifs du premier et du
second volume. Durant un peu plus de deux cent pages, nous replongeons ainsi
dans une station sous-marine des grands-fonds. Toute l’ambiance de Starfish est
là : huis-clos dans les coursives et ténèbres des abysses. A la surface,
le monde agonise, ravagé par le virus βehemoth
et les guerres entre pro et anti apocalypse.
Sous
l’eau, la station Atlantis accueille les Corpos, ces cadres de gouvernement et
leurs familles en fuite, qui cohabitent avec les Rifteurs, les humains modifiés
pour nager et respirer sous l’eau. Lénie Clarke fait partie de ces derniers. Sa
croisade vengeresse par laquelle elle avait répandu le virus est oubliée. Finie
l’indifférence glaciale des personnages de Peter Watts. Avec βehemoth vient le temps des
émotions, des regrets. Lénie, y trouvant une forme de catharsis, tente de
maintenir un statu quo entre Rifteurs et Corpos qui se méfient les uns des
autres. Le lecteur assiste à des complots sous-marins, et la tension monte à mesure
que chaque camp accuse l’autre d’avoir posé des mines ou propagé une nouvelle
maladie. Ken Lubin, le tueur compulsif qui ne se contrôle qu’en faisant appel à
la logique, semble avoir ses propres plans obscurs, mais demeure
inexplicablement lié à Lénie. Lorsque tous deux réalisent qu’un troisième
élément, venant de la surface, pourrait être à l’origine des conflits entre
Corpos et Rifteurs, ils décident de remonter à l’air libre pour faire face à un
nouvel ennemi.
Le
récit s’ouvre alors sur un paysage post-apocalyptique où les traitements contre
βehemoth ne suffisent pas à tous
les survivants. Tandis que quelques humains se terrent dans des cités
fortifiées, les autres crèvent à cause du virus ou simplement des lâchers de
napalm censés le ralentir. Vient alors un nouveau personnage fort, Taka
Ouellette, une infirmière itinérante capable de tout guérir, sauf βehemoth. Avec une ambulance
chargée d’armes robotisées qui assurent sa défense, elle sillonne des contrées
mourantes pour guérir cancers et autres infections, ne faisant qu’apporter un
confort temporaire aux condamnés.
En
parallèle nous retrouvons Achille Desjardins, l’homme de pouvoir qui gère les
systèmes permettant de brûler les zones touchées par βehemoth, habitants compris.
Sauf que le mécanisme neurochimique qui lui interdisait de se rebeller contre
une décision difficile a été détruit, et a emporté avec lui toute empathie,
toute compassion. Si Achille avait aidé Lénie au début de la saga, il est
aujourd’hui un monstre sans émotions qui cède à sa pulsion première :
torturer sexuellement les femmes.
Comme
si ce n’était pas suffisant, un nouveau virus vient couronner le tout, Seppuku,
qui semble plus meurtrier encore que βehemoth.
Lénie Clarke et Ken Lubin s’allient à Taka Ouellette pour tenter d’atteindre
Achille et comprendre de quoi il retourne.
Peter
Watts surprend par certains virages à cent quatre-vingt degrés qu’il prend dans
cette conclusion. Son héroïne Lénie Clarke, soudain fragile et émotive, est si
différente qu’elle en parait un autre personnage. Tout comme Achille, plutôt
sympathique jusque-là, qui devient carrément abject. Un choix qui permet
cependant de conférer un nouveau souffle à la série, qui prenait le risque de
tourner en rond avec des descriptions en eau profonde superbes mais déjà lues. βehemoth c’est aussi de l’action
délibérément exagérée. L’invulnérable Ken Lubin qui joue les tarzans sur les
grues, ou qui, une fois totalement aveugle, parvient à poser un hélicoptère en
panne et à massacrer ses ennemis, est à la limite de l’excès. Même chose pour l’ambulance
et ses armes si perfectionnées qu’on n’en voit pas vraiment la nécessité, ou
Achille Desjardins en super-méchant sadique. Bref, Peter Watts veut en mettre
plein la vue, et prend le risque de verser dans le récit pop corn. Au chapitre
des regrets, cette frontière trop nette entre les deux parties du récit. Une
fois Lénie et Ken à la surface, la station Atlantis est ignorée, alors que l’on
aurait apprécié de continuer un moment avec ceux qui restent sous la surface.
Même chose pour cet internet pensant du futur, le Maelström, trop peu développé.
Malgré
tout, et comme à son habitude, Peter Watts nous pousse à la réflexion. Jusqu’où
la seule logique comptable pourra justifier le sacrifice d’humains pour en
sauver d’autres ? Peut-on absoudre le mal passé en réparant le
futur ? Que serions vraiment sans empathie ? Un Ken Lubin ou un
Achille Desjardins ? Bref au-delà d’un bon moment de lecture avec une aventure
presque page-turner, Watts continue de nous promener dans ses doutes. Un auteur
qu’on ne va pas lâcher.
Categories:
2012,
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