Ce roman de Jacques Abeille, qui a failli ne jamais voir le jour en raison de difficultés éditoriales, est paru en littérature blanche mais il est bel et bien fantastique. Avec cet incroyable qui se glisse naturellement dans un quotidien aux airs sérieux et rationnels, je serais tenté de le classer dans le réalisme magique, aux côtés du Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez.
Les jardins statuaires, c’est ce pays sans villes, seulement semé de grands domaines entourés de hauts murs, dans lesquels on cultive des statues à la manière de plantes. Les jardiniers ne sculptent pas, ils taillent pour éviter des excroissances qui gâcheraient le résultat final.
Nous suivons le narrateur qui, venu de l’extérieur sans que l’on ne sache jamais d’où, visite ces domaines avec l’œil de l’anthropologue. Séjournant dans un hôtel désert, il s’attache à coucher sur le papier, chaque soir, les coutumes et rites de cette étonnante civilisation, qui met un point d’honneur à appliquer toutes les règles d’hospitalité vis-à-vis du voyageur.
Envoûtante, contemplative, une grande partie de l’ouvrage se fait ainsi descriptive, et nous sommes pris à ce jeu de l’explorateur qui tente, sans jamais juger, de rendre compte d’un univers.
Sans jamais juger. De quel droit s’autoriser l’opinion, tout étranger à des traditions ? C'est bien dans ce parti-pris initial que le roman puise son ingéniosité. Car c’est tout l’inverse qui se produit. Lentement, insidieusement, par petite touches, on sent poindre l’implacable verdict.
D’abord avec complaisance et une rigueur d’archiviste, le narrateur dévoile les techniques de culture des statues. Ces jeunes hommes quittant leur domaine d’origine à la manière d’un compagnonnage, les rites liés aux anomalies avec ces étranges statues malades dont on se débarrasse, ou encore les femmes vivant à l’écart, avec leur domaine dans le domaine.
"J'y voyais la concrétion de toutes les passions humaines, cette façon que nous avons d'être mi-partie dehors, mi-partie dedans les choses. Notre engagement à la terre. Et tous ont pressenti que, par là, la terre nous faisait signe. La terre est pénétrée de notre sueur, elle en est travaillée. Quand les hommes œuvrent, quand les hommes font l'amour, quand ils peinent et quand ils jouissent, ils suent."
Mais plus le narrateur s’intègre aux jardins statuaires, devenant une sorte de citoyen d’honneur, plus on le sent retenir par-devers lui une opinion sur ce qu’il observe. Ces femmes discriminées, cette prostitution qui fait honte. Au nord, ces steppes sauvages avec des nomades qui représentent à la fois liberté et barbarie. Ce domaine perdu, envahi par des statues folles et gigantesques, où le narrateur se permettra l’amour, abandonnant définitivement sa neutralité. Les révélations sur l’hôtel, les dessous peu reluisant d’une morale d’apparat, la face soudain retournée d’un monde qui paraissait réglé comme une horloge.
"Elle était debout au-dessus de moi, décrochant le baudrier, débouclant aussi une ceinture que je découvrais seulement et à laquelle pendait une dague toute semblable à celle de l'homme mort."
Les jardins statuaires forment un voyage. Pas seulement dans ces contrées fantastiques, décrites jusqu’au détail le plus infime, mais en soi. Peut-on se contenter d’être l’observateur d’un environnement ? Le doit-on, quand l’équilibre d’immuables traditions n’est qu’une fragile vitrine ? Le roman de Jacques Abeille est un tour de force, entre symbolisme et philosophie, qui ne peut pousser qu’à découvrir ses autres ouvrages.